DES CENTAINES D’AZERBAÏDJANAIS ONT ÉTÉ TORTURÉS PAR LES MILITAIRES ARMÉNIENS DANS « LA MAISON DE L’HORREUR » DE CHOUCHA
La prison de Choucha a été construite au milieu du 19ème siècle. Les travaux furent financés par la célèbre poétesse Natavan, fille du dernier Khan du Karabakh, qui avait constaté les conditions déplorables dans lesquels étaient habituellement traités les prisonniers qui, le plus souvent, ne pouvaient même pas recevoir de visite.
Elle souhaitait, en édifiant une maison d’arrêt moderne, permettre aux détenus de purger leur peine dans des conditions décentes. Hélas, les meilleures intentions se heurtent souvent à l’implacable réalité de la nature humaine et des intérêts politiques.
Tout au long de la période soviétique, les criminels les plus dangereux des républiques de l’URSS furent enfermés dans la prison de Choucha, qui devint un centre de détention aussi redouté que redoutable.
Lorsque Choucha fut occupée par les forces armées arméniennes en 1992, la prison devint un lieu de tortures pour les prisonniers de guerre et les civils azerbaïdjanais.
La prison occupe un bâtiment de deux étages entouré de hautes clôtures et fermé par d’énormes portes. On pouvait y enfermer jusqu’à 350 personnes. Ici, pendant toute la période de l’occupation, des militants arméniens ont mutilé et tué sans pitié des prisonniers azerbaïdjanais. Des milliers de vies ont été brisées ici, entre ces murs.
C’est seulement avec la libération de Choucha que, pour la première fois, ce lieu a cessé d’être une prison. Accompagné de la journaliste Anastasia Lavrina, et de son équipe de tournage, le photographe Reza pénètre, en juin 2022, dans ce qui fut, pendant les trente dernières années, la maison de l’horreur.
« Ce lieu a été le théâtre de terribles événements, d’histoires terrifiantes », souligne Reza. « Ici, des gens ont vécu l’enfer de la torture pendant des années et des années. C’est pourquoi il est important de montrer cet endroit, pour que personne n’oublie ce qui s’est passé ici. »
Anastasia a donné rendez-vous avec Tamil Aliyev, l’un des rescapés du calvaire de Choucha. « C’est terrible de se rappeler comment on était traité et dans quelles conditions on était détenu » dit Tamil en arpentant à nouveau ces sinistres couloirs. « Souvent il m’est arrivé de me dire que je n’avais plus envie de vivre. Chaque jour passé dans cette prison de Choucha, je pensais à la mort qui pourrait enfin me libérer de toutes ces souffrances. On entendait les cris des prisonniers suppliciés par leurs geôliers, par pur plaisir, pur sadisme. Ils n’essayaient même pas de leur arracher des informations.
D’ailleurs il n’y avait pas ici que des prisonniers de guerre. Il y avait aussi des civils : des vieillards, des femmes, des jeunes filles et des enfants, qui étaient également torturés. C’était inhumain, physiquement et psychologiquement. Beaucoup en devenaient fous. Pourtant certains ont réussi à résister aux tortures, à rentrer chez eux.»
Tamil Aliyev a participé à la guerre du Karabakh de 1992. Envoyé au front, il est capturé par les Arméniens et emprisonné le 2 janvier 1994. il ne pouvait alors imaginer qu’il passerait là les 343 jours les plus épouvantables de sa vie.
« C’était une haine inimaginable, quasi hystérique qui les animait. Les nationalistes arméniens avaient déjà commis plusieurs actes de génocide contre le peuple azerbaïdjanais dont celui dans la ville de Khodjaly, que les gardiens de la prison aimaient à se glorifier. Nous subissions une terrible et permanente pression psychologique. » se souvient Tamil. « Les militaires arméniens chargés de l’administration de la prison ne respectaient les consignes d’aucune organisation internationale, pas même du Comité international de la Croix Rouge. Les principes de l’éthique, du respect des droits de l’homme, il s’en fichaient complètement. D’ailleurs, les organisations internationales n’ont commencé à s’interesser à la situation des prisonniers qu’après la conclusion d’un accord de cessez-le-feu entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. »
« Les gardiens nous emmenaient dehors pour nous frapper » raconte Tamil, « Ils nous frappaient avec des barres de fer, des pieds de biche, des matraques, tout ce qui leur tombait sous la main. »
Reza intervient : « J’ai moi-même été torturé pendant trois ans dans différentes prisons, donc quand je viens ici, et que je regarde autour de moi, cela fait remonter mes souvenirs personnels. Je sais exactement à quel point la vie était insupportable ici, surtout quand on voit les cellules où ils dormaient, les lieux où ils étaient torturés.
C’est pour cela que j’ai voulu venir ici, prendre des photos. Car chaque mur, chaque porte me rappellent des souvenirs personnels. C’est très émouvant pour moi d’entrer ici, après la libération de Choucha. On peut presque entendre les cris, éprouver le désespoir de ces gens qui ont passé des années ici. C’est très impressionnant de voir comment tout a été construit ici, agencé, dans le seul but ’humilier les prisonniers, de les déshumaniser. »
« Vous savez que j’ai été le premier journaliste à entrer à Choucha après la libération. » rappelle Reza. « Je voulais voir ce lieu, car j’ai entendu parler pendant 30 ans de la prison de Choucha. J’ai entendu tant d’histoires si incroyables sur cet endroit, que je voulais le voir de mes yeux. Eh bien quand je suis entré ici, j’ai constaté que c’était encore pire que ce que j’avais imaginé. Depuis plus de 40 ans, j’ai eu l’occasion de visiter et de photographier des prisons, dans de nombreux pays, pendant les guerres et après. Mais celle-ci est l’une des plus impressionnantes. Je ne sais pas si, en 1848 quand ils l’ont construite, ils savaient exactement comment elle serait utilisée, mais en tous cas, et tous les témoignages que j’ai recueillis concordent sur ce point, ce qui s’est passé pendant l’occupation arménienne est encore pire que tout ce qu’on a pu entendre sur ce qui s’y passait à l’époque de l’Union Soviétique. »
Reza pénètre dans une pièce minuscule encadrée par deux rangées d’étroits lits en métal superposés. « Mon métier, c’est juste témoigner. Regardez ces lits de fer où une personne pouvait à peine tenir, ni bouger, et cela pendant des années et des années. Chaque endroit ici est en lui-même une torture. Ce lieu tout entier est un crime contre l’humanité. »
Tamil Aliyev désigne la cour que l’on aperçoit à travers les barreaux rouillés. « Pendant plus de 30 ans, on a enfermé des gens ici, pieds nus en hiver, pratiquement sans vêtements, conduits dans la neige et forcés de couper du bois. Je me souviens comment, alors qu’il pleuvait des cordes, ils m’ont mis une chaîne autour du cou et m’ont attaché à une barre de fer dans cette cour. Le matin, on nous alignait dans la cour pour nous faire marcher le long des routes, nous forçant à aboyer sur les passants comme des chiens. Il arrivait que le gardien prenne un couteau et coupe l’une des oreilles des prisonniers.
Je suis arrivé à un tel état que j’ai décidé de me suicider en m’électrocutant avec un courant de 360 volts. Mais je ne suis pas mort. Alors, ils m’ont emmené au cachot. C’était une pièce sombre de deux mètres sur deux. J’y suis resté une semaine. J’ai dormi sur le sol humide, sans qu’on ne me donne ni à boire ni à manger. Alors j’ai décidé de vivre. J’ai bu l’eau qui stagnait sur le sol pour ne pas mourir de soif. Quand je suis sorti de la cellule, les autres prisonniers m’ont demandé comment j’avais fait pour survivre, car personne n’en était encore ressorti vivant. Je leur ai répondu : « J’ai survécu avec l’aide de dieu » »
Tamil Aliyev est l’un des rares prisonniers à avoir réussi à s’évader de la prison de Choucha et à rentrer chez lui juste un jour avant son exécution. « Je me suis évadé lors d’un des déplacements pour aller travailler dans la région de Fuzili, Quelques jours avant, un arménien en prison m’avait dit que le 11 décembre 1994 à 15 heures je serais exécuté. Ils prévoyaient de me décapiter. Ils adoraient donner des détails à ceux qu’ils allaient supplicier : « On va te tuer, on va te couper la tête «
…Mais Dieu m’a montré le chemin, et j’ai déjoué leur surveillance dans la nuit du 9 au 10 décembre. Après la libération de Choucha, je suis revenu dans cette prison. Ce fut un moment très difficile. Je n’ai pas pu retenir mes larmes. Je n’oublierai jamais ce qui m’est arrivé là-bas. »
À l’été 2021, les militants arméniens Ludvik Mkrtchyan et Alyosha Khosrovyan, qui avaient torturé des captifs azerbaïdjanais et commis d’autres crimes dans la prison de Choucha ont été jugés à Bakou. Ils ont été condamnés par le tribunal à 20 ans d’emprisonnement dont 10 ans en quartier de haute sécurité.
Depuis la libération de la ville de Choucha par les forces armées azerbaïdjanaises en novembre 2020, le bâtiment est désert, mais tous ceux qui ont survécu à l’enfer de la prison de Choucha n’oublieront jamais les atrocités auxquelles ils ont été soumis par les occupants arméniens, pour la seule raison qu’ils étaient azerbaïdjanais.
Ces murs qui ont éteint tant de lumières se dressent encore dans la partie orientale de la forteresse de Choucha. Mais bientôt le site retrouvera son aspect d’antan. Espérons que plus jamais ce bâtiment ne servira à torturer des innocents.